Qui, mieux que Robert Vergnes, connaissait au milieu et à la fin du XXe siècle, sous l’angle de la spéléologie et des rituels des différentes ethnies indiennes, l’Amérique latine ?
Sans préjugés ni condescendance, il aimait que ce soit le Panama, le Costa Rica, le Salvador, le Honduras, le Guatémala, ces pays qui étaient devenus les siens et les Indiens et européens qui y habitaient.
Entre ses diverses expéditions et explorations, il séjournait dans l’une ou l’autre contrée, vivant la vie quotidienne de ces populations. Ce qu’il en a écrit dans ses différents ouvrages a le goût discret et le charme profond des vraies et humaines découvertes, que ce soit sur les rites indiens de Chichicastenango ou sur l’histoire d’Antigua.
En voici quelques passages. S’ajoute un article sur Tikal, par l’une de ses élèves.


Des dizaines d'Indiens sont assis ou déambulent sur les marches usées disposées en demi-cercle sur le parvis de l'église. D'autres sont agenouillés sur le dernier palier, devant le portail d'entrée largement ouvert. Tous agitent très haut des encensoirs qui dégagent une fumée noire dont les volutes épaisses ternissent l'éclatante blancheur de la façade nue barrée de quatre colonnes. Une fumée plus lourde encore s'élève du quemador bâti au bas de ce large escalier d'une vingtaine de degrés. On retrouve ce foyer de pierre au pied des temples mayas, et l'aspect général de Santo-Tomas est bien celui d'une pyramide précolombienne. Un vieil Indien, au visage de bois dur, entretient la flamme pourpre du quemador avec des bâtonnets d'écorce de copal. Un foulard de teintes vives enserre son crâne. Il prie à haute voix. Sa veste noire, coupée à la taille, est passementée de franges violettes, étoilée de soleils rouges et orange. Un dindon s'ébat sur la provision de bûchettes. Avant de gravir les marches, les fidèles viennent puiser au quemador les braises brûlantes dont ils garnissent leurs cassolettes, faites de vieilles boîtes de conserve suspendues à trois fils de fer rouillés. Une pincée d'encens, un morceau de copal… et de nouveaux nuages de fumée se balancent parmi le bourdonnement des prières.
Aux noms des divinités ancestrales, ils mêlaient le nom du Christ ; ils imploraient et adoraient Jésus au même titre, de la même manière, au même moment, que les dieux mayas. Et ils superposaient les gestes rituels des prêtres catholiques à ceux d'une tradition millénaire.
Des épaules de l'idole, à ras du sol, s'ouvraient — comme des bras — en arc de cercle deux murettes de pierres amoncelées qui délimitaient le "sanctuaire" de ce temple en plein vent.
L'un des sorciers ouvrit un sac. Il en tira des pétales de fleurs jaunes dont il couronna la tête de pierre. Puis il plaça un pétale orange dans l'œil droit de l'idole. Il fit trois pas sur la droite et sema des pétales multicolores devant des croix païennes accotées à la murette.
Je filmais.
C'est alors qu'arrivèrent cinq autres sorciers. A leur costume, je savais qu'ils n'étaient pas de Chichicastenango. En fait, ils venaient — mon guide, plus tard, me l'apprit — de provinces très éloignées ; ils avaient marché pendant des jours et étaient immédiatement montés sur la colline. Ma présence les surprit, mais le sorcier qui m'avait "invité" dut les rassurer, car ils m'ignorèrent et commencèrent leurs dévotions.
Se signant, se prosternant, allumant des bougies, répandant des pétales, ils allaient inlassablement de l'idole au grand feu, du feu aux croix, priaient en se tournant vers les quatre points cardinaux, les quatre chemins de la vie éternelle, puis revenaient s'agenouiller devant l'Abaj-Ik.
Ni chaise ni banc dans l'église. Dans la pénombre, les Indiens sont agenouillés ou accroupis sur le sol nu. Ils collent des bougies sur les dalles et disposent devant eux des grains de maïs, des offrandes, des morceaux de tissu, des pièces de monnaie, des aiguilles de pin, des pétales dont chaque couleur est un symbole : rose, prière pour un enfant ; jaune pour un mort ; blanc pour un vieillard. Dans les visages sculptés par la flamme rousse des bougies, seules remuent les lèvres. Pendant des heures, immobiles sur ce tapis de fleurs et de lumières, ils prieront avec une ferveur presque tragique et profondément émouvante.
Pour regagner l'hôtel, tandis que des bombes éclataient dans tous les recoins du village, je dus traverser une foule très dense d'où montaient les "hou hou" de l'ivresse et maintes fois enjamber les Indiens étendus dans la calle et qui gémissaient doucement.
Le lendemain, je fus tiré de mon sommeil par un concert de tambourins et de chirimia. Je m'habillai rapidement et partis, camera au poing en direction de l'église. La place grouillait. La fumée de l'encens et du feu du quemador ennuageaient Santo-Tomas. Une procession s'organisait.
La vague déferla jusqu'au Calvaire. Le baldaquin oscillait comme un mât. Mais saint Thomas avait le pied marin. Il fit escale dans une cour où le rythme des chirilias et des tambours s'exaspérait. Quant il ressortit, fendant la foule titubante, la marimba, les flûtes, les tambourins s'étaient faits plus pressants, plus syncopés, et les cohetes plus fringantes. Mais le rang des fidèles s'était — relativement — éclairci et je pus entrer dans la cour. Des danseurs richement parés de somptueux costumes verts, orange, jaunes, rouge vif, parodiaient la Conquête espagnole. Leur tête était entièrement cachée sous des masques de bois noirs que prolongeait un diadème de longues plumes multicolores. Ils tenaient une épée à la main et, les genoux à demi fléchis, ils tournaient inlassablement en frappant le sol de petits pas brefs et appuyés. L'assistance ondulait au même rythme.
Ivres morts, des Indiens jonchaient les rues. D'autres faisaient irruption hors des cantinas et, brandissant un flacon d'aguardiente, les rejoignaient sur le pavé, en geignant : "hou ! hou ! hou !" Des femmes soutenaient leurs époux qui zigzaguaient, des hommes soutenaient leurs femmes. Impassibles, des familles entières fraîchement arrivées de leurs lointains villages s'installaient sur les trottoirs souillés et mâchaient lentement des tortillas.
Plus j'avançais, plus les hululements se gonflaient et ronflaient pour se fondre en un monstrueux brouhaha cisaillé par la déflagration des bombes. Dans une cour, près de eux mille danseurs se cognaient en hurlant.
La fièvre grimpait vertigineusement à Chichicastenango. Le bruit, la cohue atteignaient un degré infernal. Continuellement des processions s'improvisaient, des statues étaient tirées de l'église pour être trimbalées à travers le village effervescent. Les fusées et les bombes claquaient autour des baldaquins. Les danseurs masqués s'intégraient à un cortège, ajoutaient à la frénésie des cohertos, puis choisissaient un autre saint, une autre cofradia, qui fendaient la foule en sens inverse, et ce renfort ravivait l'enthousiasme des fidèles pour leur saint patron qu'auréolaient de nouvelles nuées de pétards.
Au matin du cinquième jour, un fracas épouvantable me tire du lit. Le village explose. La place de l'église est un chaudron où bouillent des centaines d'indigènes, sous un couvercle de fumée. Les obusiers en batterie sur l'escalier font feu sans discontinuer (…) La horde gesticule sur les escaliers, sur la place, sur le marché, dans les ruelles… Chichicastenango est en transes. Fumée, cris, "hous hous", bombes, fusées, piétinements, encens, marimba, eau-de-vie. Tout le village danse ou essaie de danser. Les yeux fixes et hagards, secoué de spasmes, un Indien trébuche vers la camera, cherchant un soutien dérisoire sur l'épaule d'un camarade pareillement vaincu (comme des milliers d'autres) par le sommeil, le bruit, la fièvre et la boisson.